Exposition Jacques Bastian
Le naturalisme qui se développe après 1740 dans les productions de faïence et porcelaine au XVIIIème siècle se remarque principalement dans la précision des peintures et dans les trompe-l’œil.
Pour la peinture, la maîtrise du petit feu avec, en particulier, le pourpre de Cassius, conduit à une éclosion de modes et d’écoles de peinture. En effet, les manufactures ont essayé de se particulariser (davantage que précédemment) pour se démarquer les unes des autres.
L’utilisation de gravures en tant que modèles et l’emploi de poncifs ont favorisé une excellence dans l’exactitude du motif représenté, sa beauté et le soin apporté aux décors.
La manufacture de Meissen a ouvert la voie aux trompe-l’œil et aux statuettes dès les années 1730 – 1735 avec ses productions de grands animaux en porcelaine blanche, sous la direction de Johann Joachim Kaendler. Ceux-ci étaient destinés à agrémenter et décorer de grands espaces, comme les jardins d’Auguste le Fort pour le Palais japonais de Dresde. La manufacture saxonne développe par ailleurs au même moment des statuettes animalières, qui décoraient et animaient la table ou étaient disposées sur des meubles dans les salles à manger, avec une prédilection pour les perroquets et les carlins (mobs). Vincennes, avant 1756, et Vienne, entre 1744 et 1749, s’inspirent des productions de petites statuettes de Meissen.
C’est dans cette optique que les manufactures de faïences vont développer un florilège de trompe-l’œil végétaux (fleurs, fruits et légumes) et animaliers après 1745.
Les manufactures de faïence se concurrencent, cependant celle de Paul Hannong à Strasbourg surpasse les autres par la variété des pièces produites et le réalisme naturaliste de ses faïences.
Il serait intéressant de comparer les modèles de hures de sangliers de Strasbourg, Niderviller, Lunéville, Sceaux, Hoechst, Crailsheim, Schretzheim, Bruxelles et autres pour se rendre compte à quel point tous ces centres déployaient des trésors d’imagination pour se distinguer les uns des autres auprès de la clientèle. Nous avons pu, en revanche, constater que certains trompe-l’œil sont tellement proches de ceux de Strasbourg qu’il est très difficile de les différencier.
Par rapport aux porcelaines de Meissen, les centres faïenciers augmentent les dimensions de leurs sujets : dindons, coqs de bruyère, oies, hures de sangliers, faisans, etc, sont alors réalisés en deux parties (bas et couvercle). En effet, il aurait été très difficile de les fabriquer en un seul morceau : leur cuisson aurait été trop compliquée. Vu leur fragilité et leur maniabilité délicate, ces pièces n’étaient pas destinées à recevoir des aliments. Ce n’est pas le cas de tous les trompe l’œil : le musée des arts décoratifs de Strasbourg, possède un chou de Paul Hannong présentant, à l’intérieur du couvercle, la mention suivante : « Petit aprovisionnement de diverses sortes de bonbons de Strasbourg a les renouveller plus fraiches de lésp ce que l’on en aura trouvé passables sur le premier avis et ordre que l’on en est atte du a Paris a ce sujet (sic)». Le couvercle de ce chou est facile à enlever et à remettre.
Afin d’illustrer notre propos, nous avons la chance d’avoir eu connaissance, pour la manufacture de Paul Hannong, d’une description des ateliers strasbourgeois en 1753 :
« La fayancerie est une chose à voir, dans le premier magazin qu’on nous montrat qui est au premier étage nous y vimes un amas prodigieux de fayance fabriquée et travaillée avec le dernier gout, voicy le nom des principales pièces Des choux de toute espèce dont le coloris et feuillage imitent si fort la nature que les yeux y sont trompés.
Des jattes de pommes d’apis, des raisins, des poires, des artichaux, des asperges en botte qui souvrent par le milieu, de gros raisins qui s’ouvrent aussy, des escargots, des vases à mettre des œufs frais, des tortues, pour servir des ragouts de tête de sangliers, une pendule, une dinde, des poulets, des oyes, des cygnes, des canards, des bécasses, des perdrix, des hyrondelles de mer, un jambon. (sic)» (cf. Lettre d’un voyageur bourguignon, Bibliothèque-médiathèque de Nancy, ms. 1270 (783).
Si ce récit nous confirme l’existence de certains sujets cités, d’autres animaux mentionnés dans ce récit nous sont jusqu’ici inconnus en faïence de Strasbourg : « des poulets », « des cygnes », « des hirondelles de mer » ! Y a-t-il erreur dans la description ? n’en existe-t-il plus ?
Par ailleurs, l’inventaire après décès du 26 novembre 1755 de Catherine Barbe Acker (épouse de Paul Hannong, décédée le 17 avril 1755), mentionne des faisans de la manufacture (ABR 6 E 41/579 N°5).
Le trompe-l’œil du faisan est, à notre connaissance, une exclusivité de Paul Hannong à Strasbourg.
Celui présenté en photo est particulièrement raffiné : la peinture homogène de son plumage montre une parfaite continuité dans les plumes du haut et du bas. Il arrivait parfois, à la suite d’accident ou de rangement hâtif, que le bas d’origine ne se retrouve pas avec son couvercle. Ce n’est pas le cas de ce faisan !
L’utilisation exacte d’une telle terrine reste un peu un mystère. En effet, aucune pièce d’archives, aucun texte ne nous éclaire à ce sujet. On peut imaginer un décor de table de grandes dimensions.
Dans la période 1745 – 1754 chez Paul Hannong à Strasbourg, deux grands ensembles de trompe-l’œil nous sont connus : le service de Clemens August, destiné à son relais de chasse de la Clemenswerth, et celui de Louis-Georges, Margraf de Bade, surnommé « Louis le Chasseur », conservé au château de la Favorite à Förch près de Rastatt.
Le service de la Clemenswerth (près de Sögel, 80 km au sud de Brème) de Clemens August, livré en 1751, il était encore composé de 410 pièces au décès de Clemens August en 1761. Il possédait, entre autres, d’un couple de faisans actuellement au musée Ariana de Genève. Ils faisaient partie de la scénographie décorative de la salle à manger du pavillon de Clemens August. Le pavillon dans lequel ils étaient entreposés est connu, les dimensions de la table et les sièges qui l’entouraient sont également connus, mais la façon dont les trompe-l’œil étaient disposés reste à découvrir.
L’ensemble du château de la Favorite présente une particularité qui permet d’affirmer l’appartenance à ce service du faisan de l’illustration : à l’instar de celui-ci, toutes les terrasses des trompe-l’œil en faïence de Strasbourg sont pratiquement entièrement blanches.
Nous avons pu, grâce à des collectionneurs passionnés, effectuer des mises en scènes de trompe-l’œil animaliers strasbourgeois, uniquement éclairés à la lumière vacillante de flammes de bougies. L’effet obtenu est saisissant, de nos jours encore : les animaux semblent reprendre vie et se déplacer. Ils reprennent ainsi leur aspect d’origine. On a la sensation de se retrouver au XVIIIème siècle…
Marie-Alice et Jacques Bastian