La représentation de l’animal dans la création d’Émile Gallé
La représentation de l’animal dans la création d’Émile Gallé peut se comprendre soit comme un simple motif décoratif posé sur une pièce dans une visée strictement ornementale, soit comme un motif représentant à titre d’emblème un fait ou un personnage historique qui par extension assurera cette mission d’illustrer à l’identique, sur le mode allégorique, un évènement ou un personnage différent par assimilation de l’un à l’autre, soit comme un motif plus profondément compris comme un vecteur codé de communication, un élément porteur d’un message peu apparent, un motif symbole d’une pensée, une sorte de transcription figurée d’une émotion ou d’un engagement, d’une prise de position humanitaire ou politique dans les différentes crises que le monde traverse entre 1870 et la mort du Maître nancéen.
L’animal considéré comme élément décoratif s’intègre dans les registres des courants artistiques, esthétiques du moment et parmi eux le japonisme, depuis la participation du japon à l’Exposition Universelle de 1867, va inspirer de nombreux créateurs dans le monde des arts.
Émile Gallé n’échappe pas à cette influence, à ce ras de marrée qui envahit les arts en France et, durant une courte période, va fortement reconduire ces motifs venus d’Extrême-Orient ; ainsi le fameux vase « à la carpe »,
Vase « La Carpe », Nancy, 1878, présenté à l’Exposition universelle de Paris, verre dit « clair de lune », soufflé-moulé, émaillé. Achat à l’artiste, 1879, Inv. A 86, ©MAD
Tiré d’une gravure extraite de la Manga d’Hokusai, où l’animal se déploie sur la pièce créée par Gallé avec la même mise en scène que sur la gravure d’origine ; l’artiste nancéen s’inscrit ainsi avec ces œuvres en verre ou en faïence, à décor de papillons, cigales ou libellules dans cette actualité de l’art où le japonisme domine et influence tous les autres courants artistiques.
L’empire Perse aussi est fort à la mode et séduit Émile Gallé tant par le raffinement de ses créations que par les motifs décoratifs qu’elles mettent en scène ; ainsi Gallé va-t-il reconduire la forme et les décors de bassins perses provenant de la région du Fars et recréer sur des verres émaillés des scènes de chasse figurant des cavaliers, des éléphants et autres motifs animaliers issus de ces mondes lointains qui exercent une forte fascination par leur esthétisme singulier et la préciosité de leurs représentations.
L’animal chez Gallé prend aussi une place dans sa figuration héraldique ; l’artiste nancéen s’empare alors de l’animal pour le représenter, chimère ou animal réel, sur des supports en verre ou en faïence, et lui donne pour mission d’illustrer, accompagné ou non d’une devise, d’un blason, une valeur, une histoire, une légende d’une haute valeur historique et morale.
Si la salamandre dans un décor émaillé de rinceaux, tire son origine de la Renaissance et de François 1er, la devise ancienne inscrite à ses côtés, Mon courage/double/pour mon pays, fait référence à la protestation contre l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine par la Prusse en 1870. L’animal permet à l’artiste de figurer allégoriquement une situation réelle et la devise lui permet par assimilation de fusionner deux situations historiquement distinctes.
S’il est parfois difficile de comprendre à quelle référence historique fait écho telle œuvre de Gallé, ainsi ce vase en forme de gourde de pèlerin à décor gravé et émaillé de trois léopards héraldiques, souvent l’inscription, allusion à un évènement passé se raccorde par une évidente logique à un évènement récent et apporte par là une signification claire, telle Ainsi me devez tenir en vo servage, portée autour du cou du dragon héraldique créé par Gallé en 1894, indique que cette sculpture destinée à trôner sur la console Les parfums d’autrefois, enferme sous sa protection les essences rares et subtiles de l’Histoire ancienne.
À cette double mission confiée à l’animalité de décorer ou de représenter, s’ajoute celle de symboliser, et nous les retrouvons autant dans ses créations mobilières que verrières ou céramiques.
À titre décoratif, les motifs animaliers s’emparent des surfaces marquetées des meubles et les papillons, les libellules et les pies occupent ces espaces encadrés par des sculptures figurant des libellules sur des montants d’étagères, des papillons sur des frontons de vitrines ou des pattes de grenouille sur des piètements de meubles. La représentation de la nature est aussi figurée par des entrées de serrure en bronze en ailes de papillon, des libellules en bronze doré sur certaines tables ou des escargots en ronde bosse sur des bureaux et des fauteuils.
Au titre de représentants d’une cause politique, humanitaire, le coq gaulois, le canard tudesque, la cigogne alsacienne figurés sur de nombreuses pièces en faïence permettent à leur auteur de revendiquer l’intégrité territoriale et politique de la nation française.
L’animal devient donc un élément de langage et l’artiste va l’utiliser comme symbole d’une pensée personnelle, d’une vision du monde, de sa conception de la vie. La libellule, symbole de ce monde naturel étrange et familier, devient la structure organique du meuble en étant tout à la fois le piètement d’un guéridon et le support de ses deux plateaux ; cet animal de la nuit soutient le monde tel qu’il nous apparait sur ce plateau et la grâce de ses ailes déployées comme la monstruosité de son regard symbolisent cette double composition de la nature.
De même la vitrine « Aux libellules » réalisée par Gallé pour Monsieur Hirsch en 1904 afin d’y exposer sa collection de vases, accorde un primat à la valeur symbolique de l’animal plutôt qu’à sa fonction décorative.
Photo ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Christian Jean
Les deux libellules sont ici figées et non frissonnantes (Gallé s’est en effet déclaré « l’amant des frissonnantes libellules »), mais leur fixité montre qu’elles portent le monde, qu’elles en sont les piliers, et que, sans elles, la nature ne peut être représentée par les cristaux exposés dans la partie supérieure du meuble destinés à être perçus, regardés, admirés par le regard humain. Monde inférieur, monde supérieur, monde caché, monde visible, monde sombre et nocturne, monde de clarté et de lumière, ensemble et séparés. Coexistence de deux mondes qui se révèlent l’un et l’autre l’un par l’autre. Étrange correspondance à la limite du réel et du bon sens que seule l’imagination sait franchir et que seule la création artistique peut représenter.
Sur ce thème symbolique, le lit « Aube et Crépuscule » réalisé en 1904 par Émile Gallé pour le même commanditaire montre que ces deux mondes et les êtres qui y demeurent existent ensemble et séparément dans l’espace et dans le temps et que la vie est faite de cette étrange composition d’éléments hétérogènes dont l’hermétique correspondance semble être leur destinée commune, comme si le rêve et le réel, la nuit et le jour, la lumière et l’obscurité, renvoyaient à une même organisation de vie dont le sens et la valeur reposeraient sur cette ambivalence.
La représentation du monde animal dans l’œuvre de verre d’Émile Gallé se conçoit en effet dans une interprétation symboliste de la nature et non dans une simple transcription figurative qui consisterait à en dupliquer les éléments de diverses manières décoratives ou séduisantes sur le plan esthétique.
De la même façon qu’il a su pour représenter les fleurs sur ses productions verrières se placer dans la vision baudelairienne du « langage secret des fleurs », Gallé donne à la faune la même mission de figurer à sa manière, sur son mode spécifique, quelques sens propres que l’homme ne saurait émettre mais auxquels il est sensible sur le plan émotionnel. De la même façon que l’inclinaison d’une fleur, la flétrissure de sa corolle, la teinte de ses pétales, savent indiquer pour celui qui se penche vers elles, l’usure du Temps, la fin de vie, l’abandon de la lumière, le retour au néant, de même l’animal, par le symbole qu’il représente pour nous, sait parler à notre esprit et à nos sens pour délivrer un message que lui seul peut émettre et que nous seuls pouvons entendre.
Ces deux mondes, l’homme et la fleur, l’homme et l’animal, sont en correspondance et échangent lorsqu’ils s’ouvrent l’un à l’autre en ce monde diurne ou en ce monde nocturne, sur le mode de l’explicite ou celui de l’implicite, selon un ordre réel ou selon un ordre de rêve, suivant la raison ou suivant la déraison; c’est qu’ordinairement ces deux mondes sont clos, fermés l’un à l’autre, et qu’il faut en détenir les éléments de langage pour saisir les paroles mystérieuses prononcées par ces fleurs ou ces animaux ;
L’animal, terrestre, aquatique, céleste, symbolise ainsi, à travers sa figuration et ses mutations, l’histoire du monde, la naissance de la vie et ses évolutions si mystérieuses qu’il faut tenter de saisir et d’interpréter ; il manifeste paradoxalement par sa proximité l’épaisseur de notre incompréhension et l’acuité de notre questionnement sur notre origine, la création du monde et le sens de notre présence.
C’est le rôle du poète, intermédiaire, intercesseur entre ces deux mondes, de traduire par son œuvre créée cette rencontre entre ces deux univers. L’œuvre de verre de Gallé devient cet espace d’échanges et de fusion entre ces deux univers à la fois proches et éloignés l’un de l’autre, et met en place cette correspondance exceptionnelle.
Ainsi l’éphémère, petit papillon de jour, signifie-t-il brièveté de la vie, ainsi la libellule énonce-t-elle la solitude de l’existence, la chauve-souris évoque-t-elle, au côté du monde humain, l’existence d’un monde nocturne qu’elle domine de ses larges ailes noires, denses et étendues comme l’obscurité de la nuit qu’elle contrôle de la hauteur de son vol ; ce monde nocturne est marqué par l’absence de toute activité humaine et l’émergence de toutes formes de vie qui lui échappent. Correspondances entre des mondes proches et lointains, composites, hétérogènes, différents mais parallèles pourtant et à l’image souvent inversée l’un de l’autre. Ce monde de la nuit, éclairé par l’unique blancheur d’un astre mort, où seuls l’ombre et le noir donnent une densité à ce qui est, ce monde de silence peuplé de sonorités étranges, est celui de l’hallucination et du dérèglement des sens, à l’inverse du monde diurne éclairé par la chaleur d’une lumière naturelle symbole pour la raison de clarté et de vérité.
Ce thème de l’autre monde, celui de la nuit, pourtant compris comme un alter ego du monde diurne, a inspiré de nombreux artistes notamment durant cette période symboliste. Robert de Montesquiou, aristocrate, poète et dandy, proche durant un temps d’Émile Gallé, a publié en 1891 un recueil de vers Les Chauves-souris auquel le Maître verrier a fait échos en créant le flacon ci-dessous représenté.
Ce flacon en verre double couche, incolore pour la première intérieure et brun foncé pour la seconde extérieure, a la forme d’une bouteille au corps pansu légèrement aplati et au long col droit cylindrique à ouverture refermée par un bouchon rond.
Le décor entièrement ciselé en camée à la roue sur un verre brun nuancé noir régulièrement martelé de petits creux, présente une chauve-souris de face, la tête et une partie du corps dégagées sur le fond blanc opaque de la première couche de verre en demi-cercle simulant l’astre lunaire, les ailes noires amplement déployées, posée sur une branche de pavots qui s’enroule autour du col et porte des fleurs fermées en boutons et d’autres ouvertes en grains.
Le dessus du bouchon est décoré d’une fleur de pavot gravée à la roue et le col du flacon porte cette inscription en creux, extraite des poèmes de Robert de Montesquiou, Les Chauves-souris, « Le silence des nuits panse l’âme blessée. La bonté de la nuit caresse l’âme sombre. ».
Signature sous la pièce gravée à la roue : Émile Gallé delt et fecit