Le bestiaire de la joaillerie – Béatrice Maisonneuve

Durant la deuxième moitié du XVIIIème siècle, la société se détourne de la tyrannie religieuse pour trouver dans la nature les réponses aux questionnements métaphysiques que le tourbillonnement des Lumières a suscités. Le végétal est présent peu ou prou dans tous les registres artistiques, littéraires ou artisanaux. L’animal assez peu, si ce n’est par la lunette scientifique ou philosophique, mais au tournant du siècle, entérinant la chute de l’Ancien Régime, il apparaît tel l’emblème d’une victoire. C’en est fini des thèmes exprimant la légèreté et la liberté de mœurs d’une société à la fois curieuse et ingénieuse, un lexique des symboles les remplace.

De sa campagne d’Égypte, Napoléon Bonaparte rapporte en France de précieuses informations, notamment sur la civilisation du Nil et le culte des divinités animales, récoltées par les savants qui l’accompagnent dans son expédition. Aigle, cygne, abeille, scarabée, autant d’animaux associés à l’empereur, tant dans le mobilier que dans les insignes d’un pouvoir, qui imprime sa marque dans l’art. Et la bijouterie n’est pas en reste, car Napoléon met en scène sa réussite en s’entourant d’artisans talentueux, dont le bijoutier Marie-Etienne Nitot et les orfèvres Martin-Guillaume Biennais et Jean-Baptiste Odiot.

Claudette Joannis, Bijoux des deux Empires, Somogy Editions d’Art, octobre 2004, p. 52.

La cour impériale, pressée d’exhiber les étendards de la réussite et de la gloire, passe de nombreuses commandes : montre avec clefs en or frappées de l’aigle, parure de scarabées en cornaline ou en jaspe habillant les dames de la suite, boîtes ornées d’abeille, formant un cadre à une miniature de l’empereur. Si l’aigle annonce la domination des pays de l’Est dont c’est l’emblème, il arbore sa puissance, ailes déployées, le cygne étale sa grâce, l’abeille montre son intelligence sociale et industrieuse, tandis que le scarabée rattache la société à son passé antique et annonce le renouveau.

Cependant la ruine du pays après les guerres napoléoniennes a vidé les bourses, il reste l’excellence du travail qui compense la légèreté des matériaux. Les joailliers font des prodiges pour pallier le manque de matières et l’appauvrissement des réticules. L’or est associé à l’argent, moins couteux, les pierres précieuses sont remplacées par des turquoises, de petites perles ou du verre moulé, l’estampage, le pomponne et la dorure donnent l’illusion de magnificence à des animaux traités en ronde-bosse.

Fritz Falk, Schmuck Jewellery 1840-1940, Arnoldsche, 2004, p. 20.

Aux prémices de la Restauration, les nobles de retour d’exil se réapproprient le style XVIIIe, mais rattrapés par une société engagée dans le modernisme, ils adoptent les thèmes à la mode avec les créations de Froment-Meurice ou de Morel-Duponchel, tel l’oiseau défendant son nid, affronté au serpent. L’oiseau pugnace protège sa lignée et sa descendance représentée par ses œufs, tandis que le reptile se faufile avec perfidie et convoitise.

@ Photo Studio Philippe Sebert Paris

Alors que l’instabilité politique du XIXe siècle, associée aux progrès techniques de la révolution industrielle, engendre le mal du siècle, le besoin de revenir à un mode intime, l’animal se fait alors le messager du sentiment dans une figuration poétique et symbolique. L’oiseau est le thème récurrent du Romantisme, annonçant l’amour, mais aussi la mort, élevant le cœur du défunt vers le firmament, décliné en micro mosaïques ou en miniature sur des broches et des bracelets. Figurant sur les médaillons des colliers esclavage, le papillon apparaît, créature légère et fragile, issu de la mue dans un cocon, à l’instar de la société.

Pourtant, dès 1848, le Romantisme est balayé par Louis-Napoléon Bonaparte, fraîchement élu président de la Seconde République, devenu empereur, qui propose le matérialisme à une société avide de richesse pour cautériser les plaies des révolutions. Il compose un scénario, fondé sur le savoir-faire de l’industrie et le luxe de l’artisanat français, déployé lors des Expositions Universelles de Paris en 1855 et de 1867, cette dernière recevant quelque quinze millions de visiteurs. La bijouterie est un des fleurons de ces expositions, récompensée par des médailles et somptueusement représentée par les maisons joaillières, dont la renommée est désormais pérenne : Chaumet, issue de Nitot, puis de Fossin, au début du siècle, Mauboussin, née de Noury à partir de 1827, Cartier, installée en 1847, Boucheron, fondée en 1858. Les colliers au serti d’argent mettent en valeur les diamants dans de généreuses pampilles, les émeraudes arrivées en profusion d’Amérique du Sud sont follement à la mode, honorant les goûts de l’impératrice.

Mais, davantage prisée, dans des bijoux intimistes, l’animal de compagnie, traité sous verre églomisé, les colliers draperie agrémentés de scarabées au naturel, les pendants d’oreille agrafés de tête de martin-pêcheur naturalisée, parent les élégantes dans leur vie quotidienne, dès le retour de la troisième République. Les hommes affichent leurs penchants pour la chasse en choisissant  des boutons de manchette ou de col ornés de setter, de renard ou de canard, tandis que les midinettes jettent leur dévolu sur des peignes ponctués d’abeille, choisis dans des catalogues de diffusion.

Mais, déjà s’annonce la grande peur de la fin du siècle, nourrie par l’anarchisme, le bouleversement apporté par les progrès de locomotion et de transmission. Un art nouveau s’élabore, s’ouvrant sur une dramaturgie, mettant en scène des animaux fantasmagoriques ou terrifiants : nid de serpents, chauve-souris, dragon. Traités avec raffinement, l’animal effrayant de l’Art Nouveau apprivoise le regard, subjugué par la douceur de l’émail, la fraîcheur des pierres de petite valeur et la fluidité des contours. Cette bijouterie fait florès dans le milieu des théatreuses, mais reste confinée aux marges de la bonne société. A part quelques commandes particulières, les grandes Maisons de joaillerie, auxquelles les familles Van Cleef et Arpels ont accroché leurs noms, dédaignent l’expression scandaleuse de cet art pour cocottes.

La parenthèse de la grande guerre qui fige l’élan créatif, assagi déjà aux prémices du conflit, est suivi par la brusque cassure de l’Art déco, qui révolutionne les thèmes, se tournant résolument vers le modernisme. Une panthère est née chez Cartier, des oiseaux prennent leur envol chez Van Cleef & Arpels, le hanneton de Boivin se dépêche, les coqs de Janesich se disputent, tous sont façonnés en platine, sertis de diamants, accompagnés d’onyx, de corail ou de saphirs et de rubis calibrés. La fabrication raffinée fait la part belle à ce métal précieux entre tous, travaillé à partir de 1900, grâce au chalumeau oxhydrique, qui permet de monter en température, et aux progrès dans la taille des pierres précieuses de couleur.

Ce n’est pas une guerre, qui suspend cette débauche créative, c’est la grande dépression, qui déferle des États-Unis vers l’Europe et ruine les commanditaires.

Alors, apparaît, une petite bestiole, modeste, à la fois dans son dessin, mais aussi dans sa conception et les matériaux employés, ayant pour seuls attributs sa modernité et sa signature : une coccinelle, les élytres unies sculptées dans un corail rouge, mouchetées de diamants dans des sertissures, la tête et les pattes rehaussées de laque noire, la monture en argent 925 millièmes et le système en or gris 750 millièmes, qui se porte en broche, seule ou en paire, compte tenu de ses dimensions 2,3 à 3 cm et de son poids 9,40 à 14 grammes selon les modèles, créée en 1935 par Cartier. Le contraste de couleurs, franchement délimité par des lignes, est renforcé par l’opposition des matériaux corail naturel et laque, issu d’un savoir-faire artisanal, emprunté à l’Asie et prisé à l’Art Déco.

Après avoir balayé un siècle et demi, en suivant les animaux, qui ont reflété les courants de la société, cette modeste coccinelle nous rappelle, par sa simplicité, le questionnement des philosophes du XVIIIème siècle sur le partage de la nature entre l’homme et l’animal, prôné par Jean-Jacques Rousseau, ou sur le luxe ironisé par Voltaire qui qualifiait « le superflu, cette chose très nécessaire ». Cartier démontre avec brio, par la conception dépouillée de tout artifice de sa coccinelle, qu’un bijou animalier dispense un message, un porte-bonheur en l’occurrence, et plus prosaïquement, que la Maison sait s’adapter au petit budget, en substituant le message au précieux.

Sa valeur annoncée entre 8000 et 10000 € hors frais, selon les modèles et l’état. Un exemplaire a été adjugé 37488 €, frais compris le 2 juin 2015.