Evolution de la sculpture allemande au XVe siècle
La sculpture médiévale est un segment majeur de l’art et de son histoire, ainsi elle est collectionnée depuis de nombreuses décennies, et des salles entières des grands musées lui sont consacrées. Il existe sur le marché, des sculptures médiévales de diverses qualités et niveaux de prix. Dès quelques milliers d’euros on peut trouver des oeuvres qui nous transmettent une véritable émotion. C’est le rôle de l’expert d’éclairer le choix de l’amateur et de lui proposer une oeuvre qui corresponde à sa sensibilité à un prix en adéquation avec l’état de l’oeuvre, son authenticité et son intérêt historique.
Que ce soit avec des oeuvres muséales ou des oeuvres qui simplement font ressentir l’émotion singulière que nous procure une oeuvre médiévale authentique, nous cherchons à proposer à nos clients des œuvres où se cumulent intérêt esthétique, historique et émotionnel, en privilégiant le côté sensible de l’oeuvre d’art, et bien sûr en tant que membre de la CNES a assurer l’authenticité des sculptures que je présente.
Par ailleurs la confrontation de l’art médiéval avec l’art contemporain ou avec les arts premiers peut donner des rencontres sensibles de grande qualité et intensité. N’oublions pas que c’est dans les salles médiévales que Soulages, lors de son exposition au Louvre, avait choisi de mettre ses oeuvres…
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L’art des Parler, genèse du style international dans la sculpture d’Europe centrale
La sculpture gothique des cathédrales du nord de la France arrive en Allemagne dès le premier tiers du XIIIe siècle. On voit l’influence des sculpteurs d’île de France sur l’Église et la Synagogue du portail latéral sud ou encore du pilier des anges de Strasbourg. Tandis que les têtes grimaçantes, très expressives, qui à Reims étaient cachées dans les parties hautes, viennent orner le tympan du portail des princes de la cathédrale de Bamberg. Cet “ Opus Francigenum “ deviendra dominant en Allemagne et dans une grande partie de l’Europe. Au cours du XIIIe siècle les sculpteurs restent tributaires des grands chantiers des cathédrales qui fleurissent de Strasbourg à Magdebourg, de Naumbourg à Fribourg etc… Dès les années 1320 l’architecte Henri Parler le vieux venant de Cologne est appelé à Schwabisches Gmünd ; son fils Peter, architecte et sculpteur se forme sur ce chantier jusqu’en 1350 ensuite il œuvre avec son père à la Frauenkirch de Nuremberg ; en 1356 l’Empereur Charles IV lui confie la maitrise du chantier de la cathédrale de Prague, à la suite de la mort de Mathieu d’Arras. C’est à Peter Parler que l’on doit les bustes à la fois expressifs et réalistes du triforium de la cathédrale saint Guy, avec de véritables portraits. Dans les mêmes années en France on voit l’arrivée dès 1320 avec Pépin de Huy puis plus tard Jean de Liège, Beauneveu, Jean de Cambrai… des sculpteurs Franco-Flamands, qui apporteront une touche de réalisme à la ligne sinueuse des Vierges à l’enfant en S du XIVe siècle. C’est également à Peter Parler que l’on attribue la Vierge de Torun, prototype des « Belles Madones ».
Les Belles Madones
Aussi bien à la cour impériale de Prague qu’à la cour royale Française ou dans les cours ducales (Bourgogne, Berry… ou à la cour papale d’Avignon ou encore à Milan on voit fleurir un « style international » qui aura synthétisé la courbe sinueuse du gothique, et le réalisme apporté par les écoles du nord. Style international dont le caractère « merveilleux » s’incarnera davantage dans la peinture et l’enluminure (Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1489, Chantilly, musée Condé) que dans la sculpture, sauf dans la variante Bohémienne-Prague-Vienne-Salzburg de ce style, qui nous a donné une série de sculptures exceptionnelles avec ses Schoene Madonnen : les vierges de Krumlov, de Torun, de Sternbeck, le Maître de Grosslobming, ou encore les Schoene Piétas telle celle d’Olomuc… Ces sculpteurs ont exaspéré les plis courbes, onctueux, avec une expression de douceur tout en gardant une relative vraisemblance dans les attitudes et la corporalité, tandis qu’à la même époque, 1380-1420, les Franco-Flamands des cours Françaises restent dans un réalisme plus mesuré (Beauneveu…) et que Claus Sluter atteindra une puissance expressive nouvelle, tout en conservant les plis souples.
Les évolutions du XVe siècle jusqu’en 1460
Le Martyre de saint Léger d’Autun
La génération suivante en Allemagne, tel que maître Hartman à Ulm en 1415, restera influencée par les courbes du style doux. Mais à la même époque en Flandre avec les Van Eyck puis Van der Weyden c’est une nouvelle ligne esthétique qui se met en place. Parallèlement en sculpture, le maître de Hakendover commence à adopter quelques plis à angles cassés dès les années 1415, et au cours des années 1425 le maître de Rimini et Jean Delemer (Annonciation de Tournai 1428) se convertissent également aux plis cassés. Cette nouvelle esthétique se diffusera rapidement en Allemagne par l’intermédiaire entre autres de Hans Multscher dès les années 1440, où l’on quitte le weicher stil pour s’installer dans un réalisme proche des suiveurs de Sluter en Bourgogne tels La Huerta, et sa « plicature Flamande ». A la même époque que Multscher, Konrad Kuene à Cologne, et Jacob Kaschkauer à Vienne, gardent certains éléments des plis aux lignes courbes des Schoene Madonnen. Jusqu’à la fin du XIVe siècle les œuvres les plus significatives sont la plupart du temps en pierre. Au cours du XVe, de nombreux sculpteurs travaillent aussi bien bois que pierre, puis, en particulier avec les commandes des grands retables en bois avec volets vers la fin du XVe siècle c’est la production en bois qui domine en Allemagne.
Nicolas de Leyde
Dans la génération d’après, vers 1460, c’est encore des Pays-Bas que nous arrive la nouveauté avec Nicolas de Leyde qui vient à Trèves, Strasbourg et Constance avant de s’installer à Vienne en 1467 à la demande de l’empereur Frédéric III. Nicolas de Leyde introduit de la vie dans ses œuvres en y insufflant des mouvements de torsion, hélicoïdaux qui auparavant restaient relativement dans un plan, il drape ses personnages loin du corps, laissant apparaître la forme de celui-ci, tout en l’enveloppant, comme la coque entourant la noix. Nicolas apporte aussi un degré de finition à la surface de ses sculptures en grès en laissant un grain qui nous donne la sensation d’une peau. C’est à la même époque avec la diffusion de la gravure : d’abord le maître ES puis Martin Schongauer que les modèles circulent et que l’on peut trouver des attitudes ou des motifs de drapés très proches chez des sculpteurs qui ne se sont pas connus. Nicolas de Leyde influença toute une génération d’artistes, à Strasbourg Nicolas Haguenau, Hans Wyditz, Veit Wagner… et dans tout le sud de l’Allemagne jusqu’à Vienne : Laurent Luchsperger….
La fin du XVe siècle
Avec Michael Pacher dans le Tyrol, la Renaissance, en particulier Padouane, arrive dans les zones d’influence Allemande au cours du dernier tiers du XVe siècle (Retables de saint Wolfgang des années 1470-1480). Par ailleurs dans le contrat de Pacher pour le retable de Gries il est spécifié qu’il doit reproduire l’ensemble de Hans von Judenbourg du début du XVe siècle, ce qui montre la persistance du goût pour une version adoucie des « Belles Madones » ainsi que le rôle des commanditaires dans les choix esthétiques. On peut voir aussi ce rôle en décalage avec les choix de l’artiste avec l’exemple du retable de Munnerstadt de Tilman Riemenschneider de 1491 qui avait choisi de ne pas polychromer ses sculptures. Dix ans plus tard la ville de Munnerstadt choisit de faire peindre le retable par Veit Stoss. Les contrats entre la ville et Tilman sont conservés, et ils nous détaillent les délais, les qualités d’exécution auxquels était soumis l’artiste.
Si en France et en particulier dans le sud, on assiste à un adoucissement des expressions du style bourguignon dès les années 1450 avec Jacques Morel, puis Antoine le Moiturier et les Viguier Valens. La sculpture allemande reste dans une veine plus expressive : Veit Stoss et Tilman Riemenschneider ou Adam Kraft, et Peter Vischer pour le bronze en Franconie, Erasmus Grasser en Bavière ou encore le Maître de Kefermarkt à Passau, et Jacob Russ à Chur. Une douceur certaine restant l’apanage de la Souabe dès Jörg Stein ou le retable de Tiefenbron, puis Jorg Syrlin et Michael Erhart, poursuivie par les grands ateliers de son fils Gregor et de Nicolas Weckman et enfin de Daniel Mauch, qui peu à peu se tournera vers la Renaissance. Certains de ces sculpteurs (Riemenschneider, Kraft ou encore Anton Pilgram) se représentent, avec de véritables portraits dans leurs ensembles sculptés, ils peuvent également représenter le commanditaire ou un notable. La sculpture Tyrolienne, avec Narcisse de Bolzano et surtout Hans Klocker au cours des deux dernières décennies du XVe siècle affectionne les plis métalliques cassés à angle aigu. A la même époque, la sculpture du Rhin inférieur ainsi que des Pays-Bas nous offre des œuvres de tout premier plan à la suite de Willem Ards, avec le maître de Koudewater, Adrian van Waesel, master Arnt ou maître Tilman de Cologne, ou encore à Bruxelles Jan Borremans à cheval entre les XVe et XVIe siècles, et plus au nord Bernt Notke.
Le travail, son organisation
Au niveau des essences de bois, si le buis est réservé pour un travail raffiné sur de petits formats tel le groupe d’Adam et Ève de Hans Wyditz du musée de Bâle, des particularités régionales en fonction de la disponibilité des bois existent. Au Tyrol, on se sert souvent de pin cembro, alors que la Franconie et le Souabe optent pour le tilleul. Le Rhin inférieur et le Brabant pour le chêne et dans une moindre mesure le noyer. Enfin, le nord de la France emploie quant à lui le noyer et le chêne.
Pour l’organisation du travail, jusqu’à la fin du XIVe siècle le système des loges liées aux grands chantiers des cathédrales reste prédominant. Au cours du XVe siècle avec une demande de plus en plus importante pour les retables en bois, se développent de grands ateliers dirigés par un maître qui emploie des compagnons, des journaliers et des apprentis. En plus des cathédrales et des églises, de nouveaux commanditaires arrivent : confréries, municipalités, bourgeois… C’est un véritable marché qui se développe, d’ailleurs en dehors de leurs grandes commandes les artistes, comme Veit Stoss à la foire de Nordlingen, pouvaient être autorisés à vendre leurs plus petites sculptures de dévotion dans des lieux publics. En Allemagne, l’organisation du travail était, suivant les villes, très strictement organisée en fonction des règles des guildes qui avaient voix au conseil municipal. Ces guildes avaient le pouvoir de rédiger les statuts qui organisaient les métiers, d’exiger l’adhésion de qui voulait travailler dans la cité, de réguler les pratiques commerciales, et de contrôler l’accès à la maîtrise permettant d’ouvrir un atelier, la qualité des matériaux aussi bien que celle du travail, voire le nombre d’apprentis ou d’heures de travail. Elles pouvaient définir si un sculpteur pouvait lui même polychromer ses œuvres ou s’il devait faire appel à un peintre. Les réglementations pouvaient grandement varier d’une cité à l’autre. Nuremberg pour protéger les marchands avait interdit les guildes jusqu’en 1500. Dans le Brabant ces guildes apposaient leur sceau pour certifier la qualité de la production. A quelques exceptions près les sculptures étaient toutes polychromes jusqu’aux années 1470-80. C’est Tilman Riemenschneider qui le premier tirera parti de laisser apparaître le bois, en posant des vernis sur la surface, elle-même enrichie avec tout un travail de poinçonnage sur les habits. Les peintres, quelquefois les sculpteurs eux-mêmes, qui appliquaient polychromie et dorure commençaient par encoller (colle de peau de lapin) la surface du bois afin de l’isoler, puis les couches successives d’apprêts (charge de type blanc de Meudon et liant : colle protéinique) avec ponçages intermédiaires, puis l’application des couleurs. Certaines parties étaient dorées à la feuille d’or ou par endroit d’argent ou encore à l’or parti. Nombre d’ateliers pratiquaient l’application de brocarts pour imiter les soieries.
Modernité de ces sculpteurs
Tilman Riemenschneider, Autel du Saint Sang, 1500-1505, Rothenbourg, église Saint-Jacques
On peut retrouver des préoccupations très actuelles et une réflexion aigüe sur le rapport du spectateur à l’œuvre chez des sculpteurs tels que Tilman Riemenschneider. Dans son autel du Saint Sang toujours en place dans le chœur de l’église de Rothenbourg, sous les grandes baies présentant des vitraux, Riemenschneider a représenté la Cène. Le fidèle présent dans cet espace est face à cet immense retable de 9 m de hauteur, dont le fond évidé et sculpté reproduit les baies du chœur et les nervures de la voûte, avec des vitraux identiques à ceux des baies. L’unification de l’espace de la sculpture avec celui du spectateur révèle une réflexion intense sur la nature même de la représentation. Le paroissien du XVIe siècle, présent dans ce chœur, face au retable qui en reproduit l’architecture peut se projeter dans le dernier repas du Christ. Cette sensation est sans doute amplifiée par le fait que la relique, objet du pèlerinage l’amenant à Rothenbourg, contenant le sang du Christ se trouve dans le couronnement du retable et ainsi agit comme « preuve matérielle » et renforce le fidèle dans sa croyance d’être face à la Cène. La transparence des vitraux des baies et ceux du retable font que la lumière pénètre à l’intérieur de celui-ci et les changements de lumière, liés aux différentes heures du jour ou au passage de nuages nous donnent l’impression que les personnages sont vivants, et là encore sont le témoignage de la modernité des préoccupations de Riemenschneider, et d’autres artistes de cette période.
Aperçu sur la fin du Gothique allemand
Nous n’avons pas inclus dans notre sujet d’étude les sculpteurs qui, dès la fin du XVe siècle, ont intégré des éléments renaissants tels que Hans Leinberger, le maître de Rabenden, Peter Dell, ou encore Hans Loï à Breisach qui a créé un « gothique baroque »
A la fin du XVe siècle et jusqu’à environ 1530, se télescopent plusieurs phénomènes : la Réforme qui va infléchir la manière de penser et priver les sculpteurs de nombreuses commandes, les luttes sociales (guerre des paysans de 1525), l’iconoclasme, et l’arrivée de la Renaissance qui va peu à peu s’imposer, l’ensemble de ces changements vont provoquer la fin de la sculpture gothique allemande.