Le miroir exotique : Dans l’oeil de l’autre.

Les Européens vus par les peintres indiens.

Cette exposition a pour propos de changer le regard habituellement posé sur « l’autre » en tant que personne « exotique », et de montrer que nous sommes nous-mêmes exotiques aux yeux d’autrui. Il est frappant de constater à travers cet ensemble comment le regard amusé, parfois caricatural mais bienveillant porté sur les « étrangers » d’Europe, peut différer du regard souvent porté par l’Europe sur les autres peuples à travers l’Histoire.

Cette sélection de miniatures indiennes représentant des Européens, ou une vision de l’Europe dans l’œil indien des XVII et XVIIIe siècles, a été publiée dans le catalogue Exotic Mirror : in the eye of the Other (Alexis Renard, 2018). Madame Amina Taha-Hussein Okada (conservatrice en chef au Musée National des Arts asiatiques-Guimet en charge des collections d’art indien) rédigea à cette occasion ce texte intitulé « Jeux de Miroirs : L’image des Européens (firangi) dans la peinture indienne », en introduction au catalogue. 

Alexis Renard, Expert CNES, Art Indien et Art Islamique

Cette exposition a pour propos de changer le regard habituellement posé sur « l’autre » en tant que personne « exotique », et de montrer que nous sommes nous-mêmes exotiques aux yeux d’autrui. Il est frappant de constater à travers cet ensemble comment le regard amusé, parfois caricatural mais bienveillant porté sur les « étrangers » d’Europe, peut différer du regard souvent porté par l’Europe sur les autres peuples à travers l’Histoire.

Cette sélection de miniatures indiennes représentant des Européens, ou une vision de l’Europe dans l’œil indien des XVII et XVIIIe siècles, a été publiée dans le catalogue Exotic Mirror : in the eye of the Other (Alexis Renard, 2018). Madame Amina Taha-Hussein Okada (conservatrice en chef au Musée National des Arts asiatiques-Guimet en charge des collections d’art indien) rédigea à cette occasion ce texte intitulé « Jeux de Miroirs : L’image des Européens (firangi) dans la peinture indienne », en introduction au catalogue.

Alexis Renard, Expert CNES, Art Indien et Art Islamique

Jeux de Miroirs : L’image des Européens (firangi) dans la peinture indienne

Par Amina Taha-Hussein Okada

Portait d’un portugais fumant la pipe

Une lente mutation du regard : ainsi pourrait-on résumer la vision des peintres indiens confrontés à l’altérité et à l’étrangeté physiques d’Européens, toujours plus nombreux, à aborder aux rivages de l’Inde et à s’y établir durablement – vision contrastée et fluctuante oscillant fréquemment entre curiosité amusée et franche caricature.

Face à une présence occidentale croissante et souvent intrusive, les peintres indiens durent, en quelque sorte, accommoder leur regard, l’ajuster à de nouvelles normes et conventions dans la perception et le traitement de physionomies et de carnations différentes, de costumes volontiers perçus comme extravagants, d’accessoires jugés insolites ou ridicules.

Portrait d’un européen fumant la pipe

Portrait de quatre européens

Une fois passée la première stupeur suscitée par le surprenant spectacle qu’offraient à leurs yeux ces « Francs » (Firangi) venus de la lointaine Europe, les peintres s’employèrent, non sans une certaine malice, à saisir leur singularité et à fixer leur apparence à travers des séries de portraits et de scènes de genre qui, du XVIe au XIXe siècle, alternèrent constamment entre observation objective et caricature outrée, représentations convenues ou stéréotypés et portrait-charge – au gré́ des vicissitudes de l’Histoire.

Portrait de Louis XIV, Roi de France

Lorsqu’en 1580, trois missionnaires jésuites venus de Goa à l’invitation de l’empereur moghol Akbar (r.1556-1605) furent accueillis à Fatehpur Sikri, l’émoi fut grand dans la cité impériale à la vue de ces hommes d’apparence funèbre, vêtus de longues robes noires. Dans une lettre, le père Antonio Monserrate relate d’éloquente façon la stupéfaction teintée d’incrédulité́ que provoqua à la cour du Grand Moghol l’aspect des Pères jésuites :

« Lorsqu’ils entrèrent, leur apparence incongrue fit sensation. Tous les regards étaient fixés sur eux.
Les gens s’immobilisaient, bouche bée de surprise, figés sur place et comme incapables de poursuivre leur chemin ; car qui pouvaient bien être ces hommes qui allaient sans armes, vêtus de longues robes noires, aux visages glabres, et coiffés de chapeaux enfoncés sur leurs têtes aux cheveux coupés ras ? » (1)

Portrait d’un Néerlandais, probablement Abraham de Visscher

Lorsqu’en 1580, trois missionnaires jésuites venus de Goa à l’invitation de l’empereur moghol Akbar (r.1556-1605) furent accueillis à Fatehpur Sikri, l’émoi fut grand dans la cité impériale à la vue de ces hommes d’apparence funèbre, vêtus de longues robes noires. Dans une lettre, le père Antonio Monserrate relate d’éloquente façon la stupéfaction teintée d’incrédulité́ que provoqua à la cour du Grand Moghol l’aspect des Pères jésuites :

« Lorsqu’ils entrèrent, leur apparence incongrue fit sensation. Tous les regards étaient fixés sur eux.
Les gens s’immobilisaient, bouche bée de surprise, figés sur place et comme incapables de poursuivre leur chemin ; car qui pouvaient bien être ces hommes qui allaient sans armes, vêtus de longues robes noires, aux visages glabres, et coiffés de chapeaux enfoncés sur leurs têtes aux cheveux coupés ras ? » (1)

Portrait de Louis XIV, Roi de France

Portrait d’un Néerlandais, probablement Abraham de Visscher

Enfants jouant avec un chat

Peu de portraits des « robes noires » (siyâhposh) – ainsi appelait-on à la cour moghole les Jésuites, par allusion à leur sombres soutane ; mais leurs ennemis, fort nombreux, préféraient les qualifier de « diables noirs » ! – sont aujourd’hui connus, qui semblent n’être que rarement de véritables portraits croqués sur le vif, mais bien plutôt des représentations plus ou moins fantaisistes
et idéalisées de ces étranges et inquiétants personnages – dont les noms, à défaut des visages, sont quant à eux bien connus.

Vierge et l’enfant

Peu de portraits des « robes noires » (siyâhposh) – ainsi appelait-on à la cour moghole les Jésuites, par allusion à leur sombres soutane ; mais leurs ennemis, fort nombreux, préféraient les qualifier de « diables noirs » ! – sont aujourd’hui connus, qui semblent n’être que rarement de véritables portraits croqués sur le vif, mais bien plutôt des représentations plus ou moins fantaisistes
et idéalisées de ces étranges et inquiétants personnages – dont les noms, à défaut des visages, sont quant à eux bien connus.

Enfants jouant avec un chat

Vierge et l’enfant

Paysage architectural imaginaire

Il est d’usage de faire remonter à l’arrivée de cette première mission jésuite (qui sera suivie de plusieurs autres) les premiers contacts significatifs et durables des peintres moghols avec l’art européen. C’est, en effet, par le truchement d’ouvrages précieux – telle la célèbre Bible Royale Polyglotte, imprimée entre 1568 et 1572 par Christophe Plantin, à la demande du roi Philippe II d’Espagne – et des nombreuses gravures que les Pères jésuites apportèrent dans leurs bagages et qui furent abondamment diffusés au sein de la cour que les artistes s’initièrent aux effets de volume, de modelé́ et de perspective et renouvelèrent d’éclatante façon leur répertoire thématique et iconographique, dès lors nourri de références implicites ou explicites aux œuvres de l’Occident lointain.

Deux Européens

Au nombre de ces innovations figurent notamment les représentations, souvent hautes en couleur, des Européens eux-mêmes – Firangi indifféremment incarnés par des missionnaires en robes noires, mais plus fréquemment encore par des soldats de fortune, des agents et des négociants des diverses compagnies des Indes orientales progressivement implantées sur le sol de l’Inde, et par toute sorte de « Francs » arborant de spectaculaires chapeaux à larges bords qui leur valaient d’être qualifiés, sans distinction d’origine, de Topiwallahs ( « Ceux qui portent un chapeau » , par opposition aux Indiens coiffés de turbans) – et qu’un œil averti peut parfois identifier, par-delà le stéréotype et l’idéalisation de rigueur, comme Portugais, Hollandais, Britanniques ou Français.

Au nombre de ces innovations figurent notamment les représentations, souvent hautes en couleur, des Européens eux-mêmes – Firangi indifféremment incarnés par des missionnaires en robes noires, mais plus fréquemment encore par des soldats de fortune, des agents et des négociants des diverses compagnies des Indes orientales progressivement implantées sur le sol de l’Inde, et par toute sorte de « Francs » arborant de spectaculaires chapeaux à larges bords qui leur valaient d’être qualifiés, sans distinction d’origine, de Topiwallahs ( « Ceux qui portent un chapeau » , par opposition aux Indiens coiffés de turbans) – et qu’un œil averti peut parfois identifier, par-delà le stéréotype et l’idéalisation de rigueur, comme Portugais, Hollandais, Britanniques ou Français.

Deux Européens

Toutefois, à ces pastiches composites, à ces portraits somme toute conventionnels et stéréotypés qui, au XVIe et au XVIIe siècle, caractérisèrent la représentation des « Francs », succède aux siècles suivants une propension à dépeindre les Européens dans une veine résolument caricaturale, et parfois même satirique. Ce changement de registre iconographique – particulièrement prononcé dans certaines écoles de tradition râjpoute, comme l’école du Mewar ou de Kotah – témoigne d’une curieuse évolution dans la perception même de l’Autre en tant qu’Étranger.

Européens au faucon

Par-delà l’altérité physique que manifestent le teint, le costume ou la coiffure des Européens, ce sont désormais leurs attitudes et leur comportement incongru ou inconvenant que s’amusent à stigmatiser les peintres, à travers de véritables portrait-charge où les Firangi sont invariablement dotés de traits caricaturaux et d’expressions grotesques et outrées. Parfois, comme dans certaines pages des écoles de Mewar ou de Bikaner, des Firangi entièrement nus – exception faite, toutefois, de leurs précieux couvre-chefs solidement arrimés sur leurs têtes – deviennent les curieux protagonistes de scènes crûment érotiques, où ils apparaissent saisis dans des postures parfois acrobatiques, non exemptes d’une certaine cocasserie. A considérer ces séries de peintures qui, de manière assez systématique, font de « Francs » à larges chapeaux les acteurs privilégiés d’un répertoire érotique, l’on serait presque tenté d’y percevoir comme un subtil jeu de miroirs.

Ainsi, à l’Occident traditionnellement contempteur d’un Orient perçu comme lascif et licencieux, les peintres de l’Inde renvoient non sans humour leur propre vision d’un Occident libertin et dissolu – commodément incarné en l’occurrence par de blêmes Topiwallahs arborant, jusque dans les situations les plus intimes, leurs grands chapeaux d’où s’échappent des perruques bouclées et s’adonnant sans réserve, mais non sans ridicule, à de savants jeux érotiques inspirés du Kâmasûtra.

Amina Taha-Hussein Okada

(1) Sir Edward Maclagan, The Jesuits and the Great Mogul, Gurgaon, 1990, p.300.

Par-delà l’altérité physique que manifestent le teint, le costume ou la coiffure des Européens, ce sont désormais leurs attitudes et leur comportement incongru ou inconvenant que s’amusent à stigmatiser les peintres, à travers de véritables portrait-charge où les Firangi sont invariablement dotés de traits caricaturaux et d’expressions grotesques et outrées. Parfois, comme dans certaines pages des écoles de Mewar ou de Bikaner, des Firangi entièrement nus – exception faite, toutefois, de leurs précieux couvre-chefs solidement arrimés sur leurs têtes – deviennent les curieux protagonistes de scènes crûment érotiques, où ils apparaissent saisis dans des postures parfois acrobatiques, non exemptes d’une certaine cocasserie. A considérer ces séries de peintures qui, de manière assez systématique, font de « Francs » à larges chapeaux les acteurs privilégiés d’un répertoire érotique, l’on serait presque tenté d’y percevoir comme un subtil jeu de miroirs.

Ainsi, à l’Occident traditionnellement contempteur d’un Orient perçu comme lascif et licencieux, les peintres de l’Inde renvoient non sans humour leur propre vision d’un Occident libertin et dissolu – commodément incarné en l’occurrence par de blêmes Topiwallahs arborant, jusque dans les situations les plus intimes, leurs grands chapeaux d’où s’échappent des perruques bouclées et s’adonnant sans réserve, mais non sans ridicule, à de savants jeux érotiques inspirés du Kâmasûtra.

Couple de portugais

Miniature érotique représentant un couple d’européens

Amina Taha-Hussein Okada

(1) Sir Edward Maclagan, The Jesuits and the Great Mogul, Gurgaon, 1990, p.300.